Robert Hertz : Il y a un peu plus 100 ans, en décembre 1909, dans la Revue philosophique de la France et de l’étranger (tome 68) paraissait une étude intitulée « La prééminence de la main droite »…
Retour sur un texte clef pour la cause gauchère.
L’auteur
Robert Hertz est un ethnologue français, né à Saint-Cloud en 1881. Normalien, agrégé de philosophie, enseignant à l’École Pratique des Hautes Études, disciple de Mauss et Durkheim, il semble promis à un brillant avenir.
Malheureusement, il est tué à la guerre le 13 avril 1915, à l’âge de trente-trois ans.
Le sujet
L’étude qu’il publie en 1909 a pour but de comprendre pourquoi, dans presque toutes les civilisations connues, tant anciennes que modernes, la main droite se voit accorder tous les avantages et toutes les prérogatives, au détriment de la main gauche, vouée quant à elle à toutes les gémonies. Selon Hertz, l’explication physiologique (l’homme, qui est droitier, privilégierait sa main dominante) ne rend pas du tout compte d’une telle discrimination.
Il y décèle une sorte de déterminisme social, dont les racines plongent profondément dans nos structures mentales et dont seule l’ethnologie paraît à même de rendre compte.
L’argumentation
Hertz prétend que la pensée primitive (la « pensée sauvage » dira plus tard Lévi-Strauss) était dominée par ce qu’il appelle la loi de polarité. Constatant au quotidien que le monde physique fonctionne dans un jeu incessant d’alternances et de complémentarités (jour/nuit, été/hiver, chaud/froid, masculin/féminin, eau/feu, terre/ciel, naissance/mort, etc.), nos ancêtres ont conclu que le monde spirituel était lui-même régi par un dualisme fondamental. Ils ont alors imaginé deux grandes catégories opposées sur lesquelles sont venues s’agréger, transmuées en valeurs positive et négative, l’ensemble des dualités du monde physique : le sacré et le profane.
Ainsi fait, dit Hertz, « l’univers entier avait un côté sacré, noble, précieux et un autre, profane et commun, un côté mâle, fort, actif et un autre, femelle, faible, passif, ou, en deux mots, un côté droit et un côté gauche. »
Comment imaginer un seul instant, se demande-t-il alors, que le corps humain,
ce microcosme, ait pu échapper à pareille loi ?
« Il y a là, si l’on y réfléchit, une impossibilité : une telle exception ne serait pas seulement une inexplicable anomalie, elle ruinerait toute l’économie du monde spirituel. Car l’homme est au centre de la création ; c’est à lui de manipuler, pour les diriger au mieux, les forces redoutables qui font vivre et qui font mourir. Est-il concevable que toutes ces choses et ces pouvoirs, séparés et contraires, qui s’excluent les uns les autres, viennent se confondre abominablement dans la main du prêtre ou de l’artisan ? C’est une nécessité vitale que chacune des deux mains « ignore ce que l’autre fait » ; le précepte évangélique ne fait qu’appliquer à une circonstance spéciale cette loi d’incompatibilité des contraires, qui vaut pour tout le monde religieux. Si l’asymétrie organique n’avait pas existé, il aurait fallu l’inventer. »
C’est ainsi, conclut l’auteur, que la main droite et la main gauche auraient à leur tour été comprises dans ce système dualiste. Prétextant une prédisposition physiologique « presque insignifiante », la droiterie, l’homme aurait naturellement été amené à penser que ses mains s’opposaient en dignité autant qu’elles différaient en adresse. La main droite n’était plus seulement la plus habile… elle était la plus vertueuse. A contrario, la main gauche n’était plus seulement la main la plus faible… elle était la moins vertueuse. Bref, l’homme n’avait pas deux mains, collaborant, chacune selon ses compétences, à un même projet… il avait une bonne main et une mauvaise main.
… D’où les misères qu’endura le gaucher au cours des âges,
lui dont le comportement inversé semblait bafouer la loi.
Même si, dans cette fameuse étude de décembre 1909, Robert Hertz ne prend jamais la défense du gaucher (ce n’est pas son travail ; l’ethnologue se borne à objectiver des faits sociaux), force est néanmoins d’admettre qu’il va notablement contribuer à sa « délivrance ». En démontrant que celui-ci est victime d’un tabou socioreligieux, il le soulage, en quelque sorte, de l’infamante culpabilité que l’opinion publique comme le monde savant de l’époque font peser sur ses épaules.
Qu’hommage soit donc ici rendu à Robert Hertz.
pmb
Bibliographie
– On trouvera sur le Web quelques éléments utiles pour la compréhension de l’œuvre de Robert Hertz. La notice que lui consacre Wikipédia, notamment, est assez bien faite : R.Hertz
* Réédition d’une chronique mise en ligne en décembre 2009.