Bien que le chiffre exact ne soit pas si simple à déterminer, on estime que l’espèce humaine compte environ 10% de gauchers. Seul un humain sur 10 est gaucher, donc : mais pourquoi une telle (dis-)proportion ? Si notre préférence manuelle était totalement le fruit du hasard, on s’attendrait plutôt à 50/50. Ou à l’opposé, ça n’aurait pas été surprenant qu’elle eut été la même pour tout le monde : tous droitiers, ou tous gauchers. Après tout nous avons tous le cœur à gauche et le foie à droite ! Mais 10% de gauchers, pourquoi ?
Les aspects génétiques de la préférence manuelle
La première hypothèse qui vient à l’esprit, c’est que la préférence manuelle obéit à une logique simple de type « loi de Mendel ». Par exemple on pourrait expliquer le faible de nombre de gauchers en imaginant que notre préférence manuelle soit gouvernée par un gène dont il existerait deux allèles. Un allèle droit D dominant et un allège gauche g récessif. Dans cette logique, seuls les génotypes gg seraient gauchers, tandis que les DD et les Dg seraient droitiers. C’est par exemple ce genre de logique qui explique les 6% de rhésus négatif dans la population.
L’explication serait parfaite pour les gauchers, sauf que ça ne marche pas ! Si vous prenez deux parents gauchers, il n’y a que 25% de probabilité que leur enfant soit lui aussi gaucher. Alors que dans une loi de Mendel classique, ce devrait être 100%.
De même chez les vrais jumeaux, si l’un des deux est gaucher, l’autre ne le sera que dans moins d’un cas sur 3. Bref, s’il existe une composante génétique au fait d’être gaucher, celle-ci est loin d’être le seul facteur, et elle n’obéit pas à une bête loi de Mendel.
L’évolution de la préférence manuelle
Pour comprendre l’origine de l’asymétrie gauchers/droitiers, on peut examiner la situation chez nos amis les bêtes. Et là il se trouve que l’homme est essentiellement le seul animal à montrer une telle asymétrie !
Si certains animaux (comme les chiens ou les chats) peuvent avoir une patte préférée, la répartition est en général de 50/50 entre droitiers et gauchers. Il semble que la proportion fortement asymétrique 90/10 soit bien unique à notre espèce.
Si on en conclut que la préférence manuelle est le résultat d’une évolution récente spécifique de la lignée humaine, on peut essayer de la mettre en parallèle avec l’organisation de l’organe qui nous caractérise le plus en tant qu’humain : notre formidable cerveau !
La latéralisation du cerveau
C’est un fait connu depuis toujours : notre corps est latéralisé. Les organes situés dans la partie gauche de notre corps ne sont pas exactement les mêmes que dans la partie droite. Mais cela fait maintenant plus d’un siècle que l’on sait que c’est aussi le cas du cerveau : les aires cérébrales ne sont pas symétriques dans les deux hémisphères.
Alors attention tout de même : vous avez peut-être déjà lu des histoires concernant « le cerveau droit » et « le cerveau gauche », le premier étant censé être plus intuitif et créatif, le deuxième plus analytique et rationnel. Tenez-vous le pour dit : ce sont des âneries sans fondement neurologique ! (Même si vous avez parfaitement le droit de considérer tout ça comme une métaphore utile).
En revanche, ce que le neurologue français Paul Broca a découvert en 1861, c’est qu’il existe une partie de notre hémisphère gauche qui est responsable de la production du langage. A l’époque il n’y avait pas d’IRM, et Broca avait observé ça à l’autopsie d’un patient aphasique qui ne savait prononcer qu’un seul mot (« Tan », mais ça aurait pu être aussi « Hodor »). Dans son cerveau, ce patient possédait une lésion marquée dans cette région qu’on appelle maintenant l’aire de Broca.
Depuis, de nombreuses autres découvertes ont été faites sur les fonctions des aires cérébrales de chaque hémisphère, et notamment un point essentiel : c’est le cortex moteur de l’hémisphère droit qui contrôle les mouvements des membres gauches, et réciproquement.
Et ces observations sont à l’origine d’une des théories qui expliquent la forte dominance des droitiers chez l’être humain.
Préférence manuelle et langage
Nous l’avons dit, Paul Broca avait le premier découvert le fait qu’une partie de notre hémisphère gauche est responsable de la production du langage. Ce même hémisphère gauche dont le cortex moteur commande nos mouvements de main droite.
Si vous y réfléchissez deux minutes, articuler des phrases est une activité qui demande un contrôle musculaire absolument exquis. Lisez une phrase à haute voix, et concentrez vous sur la myriade de subtils mouvements de lèvres et de langue qui donnent naissance au son. Il faut un sacré bon pilote pour commander tous ces mouvements.
Si pour pouvoir parler, notre hémisphère gauche a développé une capacité particulière pour la maîtrise des mouvements fins, alors cela peut paraître naturel que nos mouvements des membres droits bénéficient aussi de cette capacité. Si beaucoup d’entre nous sont droitiers, c’est peut-être donc parce que l’aire de Broca se trouve justement à gauche.
Mais si les droitiers font un meilleur usage de leurs ressources motrices, comment n’ont-ils pas complètement surpassé les gauchers ?
Des gauchers meilleurs guerriers ?
Pour expliquer le fait que les gauchers soient toujours là, il existe une autre théorie fort populaire : celle selon laquelle les gauchers seraient meilleurs à la baston. Cette idée est bien connue de certains sportifs de haut niveau : dans les sports de confrontation directe, les gauchers sont habitués à affronter des droitiers, mais les droitiers n’ont pas l’habitude de lutter contre des gauchers. Les gauchers seraient donc avantagés précisément par leur rareté.
Cette théorie se vérifie très bien dans de nombreux sports : voyez la proportion de gauchers chez les champions de tennis ! En escrime, la proportion monte à 50/50, et au base-ball, ce sont carrément 16 des 20 meilleurs batteurs de tous les temps qui sont gauchers !
De la à généraliser à l’ensemble de l’espèce humaine, il n’y a qu’un pas. On serait en droit de penser que les gauchers ont finalement réussi à se maintenir grâce à leur avantage dans les combats.
L’idée est séduisante, et plait beaucoup aux gauchers, mais malheureusement il semble qu’à l’heure actuelle il y ait pas beaucoup de preuves empiriques de sa validité.
Des gauchers plus créatifs, plus beaux, plus féconds ?
Il existe une tripotée d’autres théories visant à expliquer la persistance des gauchers par un avantage dans un domaine ou un autre (intelligence, succès reproductif, etc.)
La vérité, c’est qu’on n’en sait pas grand chose. Une des raisons pour cela, c’est que mettre en évidence une différence significative entre gauchers et droitiers n’est pas si simple. Tout d’abord, la situation n’est pas binaire. La plupart d’entre nous se situent dans un continuum quelque part entre les purs droitiers et les purs gauchers.
D’autre part, les études sont biaisées par le fait que jusqu’à encore une période récente, les gauchers étaient très souvent contrariés. Il est donc encore difficile de disposer d’une population de gauchers à l’état naturel !
Un exemple du biais introduit : dans les années 80, une étude a conclu que l’espérance de vie des gauchers était significativement moindre que celle des droitiers. Je schématise, mais l’observation découlait du fait que l’on trouve moins de gauchers chez les personnes âgées que dans la population normale. Conclusion naïve : c’est parce qu’ils meurent plus tôt ! Or la réalité, c’est que plus on remonte dans le temps, plus on contrariait les gauchers. Pas étonnant qu’il y en ait moins chez les personnes plus âgées !
Les gauchers n’ont pas fini de nous intriguer…
Pour aller plus loin : l’aire du langage et la préférence manuelle
Une précision amusante sur l’aire de Broca. A son époque, il n’était pas franchement simple de déterminer les aires cérébrales impliquées dans le langage. Aujourd’hui c’est plus accessible et une étude a permis d’éclairer un peu les liens entre langage et préférence manuelle [1]. L’étude a notamment révélé qu’un certain nombre de personnes avaient leur aire du langage à droite, et que cette proportion dépendait de la préférence manuelle : 3% seulement chez les purs droitiers, contre 25% chez les purs gauchers. On voit donc une fois de plus que la situation est plus compliquée que les théories simples que j’ai évoqué, et que les causes de la préférence manuelle sont très certainement multifactorielles.
10 novembre 2014
Article paru sur le blog de David LOUAPRE : scienceetonnantes